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D’où vient le yoga ?

Cet article est consacré à la traduction libre du texte de James Mallinson Yoga and Religion, issu d’une conférence sur le yoga moderne donnée à Londres le 12 mars 2013. J’ai pu omettre volontairement certains passages mais grosso modo cela suit l’article en anglais avec l’idée principale pour moi qui est que le yoga a de nombreuses sources liées à l’histoire et à la variété des religions / évolutions philosophico-spirituelles de l’Inde. Notre hatha yoga moderne est en fait un métissage de pratiques anciennes ascétiques (non védiques) et de pratiques tantriques médiévales. Il a été plus ou moins adopté (récupéré ? ) par l’orthodoxie brahmanique. En tout cas il en ressort que le yoga est pour tous-tes et qu’il n’est pas besoin de croire en une quelconque divinité pour pratiquer. La pratique étant ce sur quoi s’appuyer et ce qui nous amène éventuellement quelque part…

Nathalie

Ce texte date du 8 mai 2013 et est visible dans sa version originale via le lien

La pratique du yoga aux Etats-Unis n’a cessé de croître ; le yoga est devenu une véritable industrie venant poser problème, de par sa connotation spirituelle, à l’introduction du yoga dans certaines écoles catholiques. Qui plus est, la paternité et la propriété du yoga se voient maintenant revendiquées par des Américains hindous. La question qui se pose véritablement est de savoir si le yoga est hindou et qui a le droit ou pas de le pratiquer. 

 Le hathayoga qui met l’accent sur l’aspect physique et dont le yoga moderne est largement inspiré, s’est constitué principalement entre le 11ème et le 15ème siècle. Les récents scandales sexuels autour du yoga ne sont pas surprenants étant donné que le yoga a pu être selon certaines traditions un culte sexuel. 

Voir à ce propos l’article.

Mais ces aspects historiques ne sont que peu étudiés. En effet, les trois textes qui reviennent toujours comme références du hathayoga furent choisis arbitrairement au 19ème siècle et donnent du yoga un point de vue limité. Il s’agit de laŚivasaṃhitā, la Haṭhayogapradīpikā et la Gheraṇḍasaṃhitā. 

Ce qu’il apparaît aujourd’hui suite à l’étude d’autres corpus de textes est une origine double du hathayoga. La premièreest présente avant l’ère commune (avant J-C), au sein des fameuses épopées sanskrites que sont le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa ainsi qu’au sein de textes bouddhistes (canon Pali) et de récits rapportés par l’entourage d’Alexandre Le Grand. Cette tradition source est largement représentée par des ascètes adoptant des postures difficiles, tenues parfois très longtemps ainsi que des rétentions du souffle et des mudrās. Le but de ces pratiques était de calmer l’esprit et d’accroître la quantité d’énergie liée à l’ascèse. Appelée tapas, cette énergie, associée au célibat, était supposée apporter des pouvoirs surnaturels et libérer du cycle des renaissances.

Battle at Lanka, Ramayana, Udaipur, 1649-53
Battle at Lanka, Ramayana, Udaipur, 1649-53

La deuxième, formalisée entre 1000 et 1500 après J-C provient d’écoles tantriques associées de manière erronée à des pratiques sexuelles qui furent toujours relativement minoritaires. Durant les 9ème et 10ème siècles, certaines traditions tantriques développèrent diverses techniques de visualisation d’une énergie féminine appelée kundalini enroulée à la base de la colonne vertébrale et censée se déployer le long de la colonne à travers les cakras pour s’unir dans la tête à une divinité masculine. 

 Ces visualisations tantriques associées aux pratiques physiques des ascètes se combinèrent au sein du hathayogaLes pratiquants restent malgré tout des ascètes célibataires. Leurs enseignements transmis oralement de maître (guru) à élève. La tradition la plus ancienne remonte à plus de 2000 ans et les descriptions trouvées de ces pratiques sont issues d’étrangers. Le corpus hathayoguique en lui-même date des 11ème et 12ème siècles. Les pratiques les plus ardues pour entretenir le tapas restent un enseignement oral et l’enseignement de la tradition ascétique au sein des textes sanskrits avait pour but d’amener la pratique vers un public plus large et de l’adapter aux « pères de famille ». 

 De la même manière, la tradition tantrique du premier millénaire composée de différentes « sectes » accessible après une initiation donnée par un guru, comprenait des visualisations spécifiques, la répétition de mantras et l’utilisation de diagrammes rituels secrets : les mandalas. Ces caractéristiques rituelles spécifiques sont omises des textes de hatha yoga du 2ème millénaire afin de rendre les enseignements ouverts à tous. 

Au 13ème siècle en Inde, de nombreuses traditions religieuses cohabitent et le yoga se veut ouvert à tous y compris ceux qui n’y consacrent pas toute leur vie et y compris même ceux considérés comme athées (carvaka). Seule compte la pratique. Les textes sanskrits sont écrits par des hommes (des brahmanes), peu de choses concernent directement les femmes. Cependant certaines références montrent que des femmes aussi pratiquaient le yoga. La Haṭhayogapradīpikā est le texte le plus « inclusif », le yoga s’adressant aussi aux personnes âgées et aux infirmes. Ses enseignements ne reflètent aucune tradition en particulier, il n’y est fait aucune mention de mantrasmandalas, d’initiation et pas même des cakras.Le système des cakras, aujourd’hui universellement accepté et connu n’est pas mentionné pour ne pas trahir un héritage tantrique trop évident. 

By Unknown author – virasana/8gHAsMrw4u3BGQ — Google Arts & Culture, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=109360464

 L’universalisme du hathayoga signifiait donc qu’il pouvait être adopté par n’importe quelle tradition religieuse et adapté aux fins de celle-ci ; ce qui a pu parfois impliquer paradoxalement le déni de son universalité… Les techniques du yoga se rencontrent donc au sein de textes jaïnistes et bouddhistes. La Śivasaṃhitāun des derniers textes parmi ceux du corpus hathayoguique précoce, enseigne le yoga selon une tradition tantrique spécifique incluant des mantras secrets. Dans le même temps, le yoga est aussi devenu populaire auprès des musulmans indiens tout d’abord grâce à l’interaction entre des soufis et des yogis ascétiques. 

Par la suite apparaissent des textes non sanskrits, en arabe, perse, turc, ourdou comme le Bahr al-HayātOcean of Life (Océan de vie) manuscrit illustré publié en 1602 qui montre des peintures de postures Āsanas non assises. Ces ouvrages furent diffusés dans le monde musulman par des nobles et continuent aujourd’hui d’être utilisés au sein des ordres soufis. 

Il est donc clair que lors de sa période de « codification, le hathayoga est perçu comme pouvant être pratiqué par quiconque. 

 Mais le yoga est-il hindou ? Avant de répondre à cette question il faut préciser que le mot « hindou » lui-même est problématique. En effet, ce terme a d’abord été utilisé par des étrangers pour désigner les habitants de la région du fleuve Indus. Sa signification religieuse est apparue plus tard avec deux origines possibles : 

  • la religion immémoriale indienne ou sanātana dharma
  • invention des colons anglais

La vérité doit se trouver quelque part entre ces deux acceptions étant certain qu’il n’y a jamais eu un ensemble organisé appelé « hindouisme » à côté du bouddhisme et du jaïnisme. La / les religion(s) indienne(s) a /ont toujours compté un grand nombre de points de vue différents. 

Lorsqu’une telle fiction (unité de l’hindouisme) est proposée, elle fait en général référence aux traditions védiques et brahmaniques. Mais si nous regardons l’histoire précoce du yoga nous constatons que celui-ci est apparu en dehors de ces traditions

 Le terme « yoga » en tant que moyen de salut (sotériologie) apparaît tout d’abord dans des textes brahmaniques datant des derniers siècles avant J.C pour décrire les pratiques d’ascètes non brahmanes. Leurs pratiques yoguiques sont considérées aujourd’hui comme l’un des traits caractéristiques de l’hindouisme mais l’origine de ces pratiques se trouve en dehors des traditions védiques et brahmaniques. Cette origine se trouve en fait chez les ascètes de la région à l’est d’Allahabad dans le nord de l’Inde connue comme le royaume de Magadha. De cette origine ressortent les pratiques du végétarianisme et de la renonciation. Mais peut-être que les concepts les plus associés à l’hindouisme sont ceux de karma et de renaissance que l’on ne trouve pas dans les textes védiques mais qui furent adoptés assez tôt dans la religion brahmanique. 

 L’indicateur le plus connu de l’adoption du yoga par l’orthodoxie brahmanique est le texte de Patajanli Yogasūtra datant du 4ème siècle qui enseigne une méthode sotériologique basée sur l’apaisement du mental par la méditation et le contrôle du souffle mais aucune des techniques physiques du hathayoga. De même que les méthodes sotériologiques appelées yoga dans les premiers textes sanskrits, les enseignements des Yogasūtra tirent leur origine de traditions non brahmaniques comme le bouddhisme. Mais même avec la composition des Yogasūtra, le yoga  ne fut pas accepté par les traditions brahmaniques les plus orthodoxes, et n’a pas cherché à l’être. Dans les Sāṃkhyakārikā (autour du 5ème siècle),la philosophie du yoga et son système associé le Sāṃkhya, s’oppose à la religion védique brahmanique du fait des sacrifices animaux de celle-ci. 

 Les défenseurs d’un hindouisme brahmanique immémorial, s’appuient souvent sur les six supposés classiques darśanas dont l’un se trouve être le yoga. Mais le yoga n’apparaît pas dans les listes des darśanas avant le 12ème siècle avec le Sarva-Siddhānta-Saṅgrahaḥ. Le yoga n’est alors qu’un système métaphysique et une méthode de méditation. Les techniques physiques du hathayoga étaient alors toujours mises de côté par les milieux brahmaniques orthodoxes comme elles l’ont été pendant plus d’un millénaire. Dans la bhagavad-gītā, qui date des premiers siècles de l’ère commune Krishna rejette les pratiques physiques ascétiques comme étant de l’ordre de la frime. Ce n’est qu’avec la composition des premiers textes sanskrits du corpus hathayoguique que les pratiques physiques commencèrent à intégrer le courant du yoga. 

 Après l’universalisation des enseignements du hathayoga entre les 11ème et 15ème siècles, ses pratiques commencèrent définir le yoga orthodoxe qui allait lui-même devenir pour l’élite intellectuelle du moins, la méthode sotériologique indienne dominante ; au sein de la population générale cela devint la bhakti (dévotion). Dans les siècles qui suivirent cette période de formation, les techniques du hathayoga se mêlèrent aux méthodes yoguiques basées sur la méditation déjà adoptées par la tradition brahmanique notamment au sein des textes « Upanishads du Yoga » aux 16ème et 17ème siècle. Contrairement aux distinctions modernes proposées par Swami Vivekananda et d’autres, entre un rājayoga mental et un hathayoga physique qui lui serait inférieur, dans l’Inde médiévale classique, le hathayoga était perçu intégralement comme le yoga classique de Patanjali. Les méthodes du yoga se mêlèrent également à la philosophie du Vedanta dont l’Advaïta ou « non-dualité », reflétant la trajectoire du yoga, devenait la philosophie dominante de « l’hindouisme » émergent. Cette combinaison d’Advaita et de yoga est devenue la pierre angulaire de la sanātana dharma que les défenseurs de l’hindouisme clament aujourd’hui comme étant son essence originelle. 

 En somme, bien que le yoga dans sa version hatha ou méthode physique et difficile soit devenu une part du courant hindouiste dans la période médiévale, il n’en a pas toujours été ainsi et le proclamer comme un élément clé d’une tradition hindoue immémoriale démontre une connaissance pauvre de l’histoire religieuse indienne. 

 Une question peut-être plus pertinente pour les pratiquants de yoga moderne que celle de savoir si le yoga est ou n’est pas hindou (surtout à la lumière des recherches actuelles qui montrent que les techniques modernes du yoga sont tirées d’un grand nombre de traditions), serait de savoir si ces pratiques s’enracinent dans un système métaphysique qui pourrait constituer les principes d’autres systèmes religieux. A première vue il semble que oui : les textes font part d’une croyance dans les principes de la réincarnation et ses corollaires, la libération du cycle des renaissances ; la pratique du yoga étant parfois considérée comme le fruit des bonnes actions accomplies dans les vies passées et ayant pour but la libération ultime. Mais, comme mentionné plus tôt, le premier texte à enseigner le hathayoga précise que le yoga fonctionne aussi pour les athées, qui ne croient pas au karma ou à la réincarnation. Le Saradatilaka un ouvrage tantrique moderne dans lequel sont inclus des enseignements de hathayoga, ouvre son chapitre final avec la liste de quatre définitions opposées de la métaphysique du yoga. Il n’en privilégie aucune mais encourage simplement à la pratique du yoga, l’implication étant que quel que soit votre objectif métaphysique, le yoga vous y amènera. 

Yogini, India, Uttar Pradesh, Kannauj, first half of the 11th century, sandstone, 86.4 x 43.8 x 24.8 cm.

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